Après un passage matinal par l’antenne de France Inter, la Danoise qui inspira la série Borgen et qui a récemment confirmé qu’elle était bien candidate pour succéder au Luxembourgeois Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne avait calé un rendez-vous avec la presse pour dire tout le bien qu’elle pense de la ligne numérique française. «La France montre la voie, a salué, en anglais, celle qui s’exprime pourtant couramment dans la langue de Molière et passe ses vacances dans sa maison de l’île d’Oléron, sur le littoral atlantique. L’Europe a besoin d’un signal et doit trouver une solution pour mettre fin à une situation dans laquelle la concurrence est complètement faussée. Les entreprises des autres secteurs paient deux fois plus d’impôts en Europe que celles du numérique, soit 23% contre 9%. C’est un écart énorme.»

«Tax lady»

Devenue la figure de proue de la lutte antimonopoles et anti-Gafa en Europe, la plus connue des commissaires européennes a défendu son bilan, soulignant que la lutte contre l’optimisation fiscale agressive des grands groupes avait progressé ces dernières années en Europe, et ce malgré une règle de l’unanimité en matière fiscale qui «ralentit les prises de décision alors qu’il faudrait aller très vite». Et de mettre en avant les 14 textes passés à l’unanimité ces cinq dernières années pour combattre l’évasion fiscale et le fait que tous les Etats membres de l’UE soutiennent désormais l’action entreprise par l’OCDE pour trouver une solution à ce problème à l’échelle mondiale.

Mais quand cette «tax lady» comme l’ont surnommée les Américains est de passage par Paris, elle sait également qu’on ne manquera pas de lui reprocher son récent veto au projet de fusion ferroviaire entre le Français Alstom et l’Allemand Siemens. Avant même de la retrouver à la conférence intitulée «la concurrence dans un monde globalisé» organisée par le gouvernement dans le cadre de la présidence française du G7, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a qualifié cette décision «d’erreur politique et économique. Nous devons ouvrir les yeux et regarder la réalité économique, a déclaré dans son discours le ministre. Très peu de champions ont émergé en Europe et c’est un échec européen de ne pas avoir été capable d’en créer dans le secteur industriel et plus particulièrement dans le numérique».

Forme de contre-protectionnisme

La commissaire européenne, qui a pris la parole lors de la même conférence après sa rencontre avec Bruno Le Maire, lui a répondu indirectement, tout en douceur. «Il s’agit après tout de protéger la concurrence afin que les marchés servent le consommateur et non l’inverse dire oui aurait signifié, au regard du marché unique européen, moins de choix pour le consommateur, des prix plus chers et moins d’innovation.» «Queen Margrethe» comme certains l’appellent à Bruxelles a également rappelé que sur 3 000 projets de fusion qui avaient été soumis à son approbation, l’Europe n’en avait retoqué que 9 à ce jour. Elle a par ailleurs pointé l’importance, en accord là-dessus avec la position française, de parvenir rapidement à une indispensable «réciprocité» en termes d’ouverture des marchés publics, qui n’existe pas aujourd’hui avec la Chine. Autrement dit, à défaut d’une concurrence loyale et ouverte à l’extérieur des frontières de l’UE, l’Europe serait en droit demain de bloquer l’accès à ses marchés aux entreprises issues de pays ne respectant pas cette réciprocité. Une forme de contre-protectionnisme en somme, qui dans la bouche de Margrethe Vestager, a tout d’un programme politique.

Interrogée sur ses ambitions européennes, cette quinquagénaire dont le parti social libéral (RV) de centre gauche siège actuellement dans l’opposition au Danemark, a répondu qu’il fallait se préoccuper des projets avant de songer aux personnes. «Je suis évidemment très intéressée et très investie dans le futur de l’Europe, a-t-elle dit. Mais avant de choisir quelle figure incarnera la prochaine Commission, nous devons nous demander ce que nous voulons vraiment faire avec l’Europe. Qu’allons nous faire ces cinq prochaines années, qui seront décisives ? Où trouverons-nous les prochains emplois ?»

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Visiblement, la commissaire qui pourrait pâtir du manque de poids des libéraux au Parlement européen (ils n’en sont que le quatrième groupe) et sait que le choix des commissaires parmi lesquels est choisi le futur président de ce collège revient aux Etats membres, joue la prudence et évite, afin de préserver ses chances, de froisser son gouvernement. Le mois dernier, lorsqu’elle avait confirmé au journaliste du quotidien danois Politiken qu’elle briguait bien la tête de l’exécutif européen, celle qui aura infligé trois amendes à dix chiffres à Google en moins de deux ans avait eu cette expression pour décrire sa stratégie afin de rempiler pour un nouveau mandat au sein de l’exécutif européen : «Tant que l’on n’obtient pas un non rapide, on peut espérer un oui lent.» Il lui faudra à cet égard également convaincre la France d’Emmanuel Macron qui, jusqu’au blocage de la fusion Alstom-Siemens, voyait dans l’intraitable commissaire issue d’un pays non membre de la zone euro une européenne convaincue idéale pour succéder à Jean-Claude Juncker.

Margrethe Vestager :« Je voudrais rester commissaire à la concurrence »

Vous avez déclaré récemment être satisfaite des mesures prises par Google suite à l’amende de 2.4 milliards d’euros que lui a infligée la Commission sur l’affaire de ses services d’e-commerce. Les concurrents, eux, font toujours grise mine.

En fait, je n’ai pas dit que j’étais satisfaite, car cela demanderait que nous ayons une vraie décision. Il s’agissait seulement d’énoncer certains faits dans le cadre de la surveillance que nous appliquons aux mesures prises par Google.

Nous disposons actuellement du deuxième rapport de mise en conformité de l’entreprise. Nous sommes très attentifs au système d’enchères que l’entreprise a choisi de mettre sur ses services d’e-commerce. Pour rester neutre, j’ai voulu dire que nous voyons plus de nouveaux concurrents sur les services d’e-commerce de Google, que nous ne voyons de changements.

Alphabet, la maison mère de Google, a publié des résultats trimestriels supérieurs aux attentes, mais plombés par l’amende infligée en juin par l’Union européenne pour abus de position dominante.

Quand aurons-nous les conclusions de l’évaluation des mesures prises par Google ?

Nous n’avons pas de date limite, la décision reviendra à ceux qui conduisent actuellement la surveillance de l’entreprise. Mais l’affaire Google est pour nous une priorité.

Une autre décision est attendue sur Google, en lien avec sa plateforme Android….

Le système d’exploitation Android ne nous pose aucun problème. Mais nous soupçonnons que Google l’ait utilisé pour avoir une position dominante sur les plateformes mobiles. C’est un cas de position dominante sur les moteurs de recherche.

Une solution pourrait-elle être que l’outil de recherche de Google ne puisse plus être intégré dans les systèmes d’exploitation Android ?

Je ne vais pas spéculer sur une décision.

Android est l’un des piliers du business de Google. Peut-on s’attendre à une amende au moins équivalente à celle de 2.4 milliards d’euros ?

Je ne peux vous donner aucune précision. Si nous soupçons sont confirmés, alors ce comportement dure depuis un certain temps et, au moment où les gens intégraient de plus en plus le mobile dans leur habitude de recherche, Google aurait utilisé Android pour rester dominant sur le marché des moteurs de recherche.

En dehors de Google, d’autres entreprises numériques accumulent un pouvoir immense. Amazon n’est pas seulement l’acteur dominant du commerce en ligne, mais propose aussi des services web et se développe comme plateforme audiovisuelle. Plusieurs proposent même de l’encadrer comme service public. L’entreprise pourrait-elle abuser de cette position pour contrôler d’autres marchés ?

Nous avons eu une affaire avec Amazon, concernant le marché des livres électroniques. Nous l’avons réglée en deux ans, un délai très rapide pour ce type de procédure. Pour revenir à votre question, je me la pose également. Nous n’avons cependant pas eu d’affaire concernant l’enjeu que vous pointez, et nous n’avons pas non plus reçu de plaintes à ce sujet.

Facebook est également dans le viseur du Parlement européen. Les eurodéputés vous ont demandé d’examiner l’entreprise sous l’angle de la concurrence, et même de scinder l’entreprise de réseau social. Êtes-vous inquiète de son vaste pouvoir ?

Je suis surtout attentive à ce que nous fassions les bons choix. Je voudrais un Facebook pour lequel je paierais chaque mois, mais sans traçage, sans publicité et avec un respect complet de la vie privée. Le marché des réseaux sociaux n’est pas assez exploré. Il commence à l’être en France, mais cela n’est pas encore acté.

Nous n’avons pas d’affaire avec Facebook sur des cas de position dominante. Nous surveillons très étroitement ce qui se passe en Allemagne, où les autorités de la concurrence sont en train d’étudier les interactions entre le droit de la concurrence et la vie privée, pour voir si la position dominante de Facebook en tant que réseau social lui a permis de collecter plus de données de ses utilisateurs qu’il n’y était autorisé.

Regardez-vous cette affaire allemande, pour savoir si vous pourriez vous même en lancer une au niveau européen ? 

Les Allemands jugent cette affaire au regard de leur droit national. Nous portons un fort intérêt au travail de nos collègues, mais nous pensons également que, si Facebook se conforme aux nouvelles règles européennes sur la protection des données personnelles, de tels abus ne peuvent advenir. Selon ces nouvelles règles, les entreprises ne peuvent collecter plus de données qu’elles n’en ont besoin pour fournir leur service.

Vous avez déclaré vouloir continuer en tant que commissaire de la concurrence. Mais on parle de vous comme de la candidate favorite du président français Emmanuel Macron pour prendre la présidence de la Commission. Pensez-vous être prête pour ce poste ? 

Je voudrais beaucoup continuer [en tant que commissaire à la concurrence], car je pense que nous tenons quelque chose. Par ailleurs, il ne faut pas croire tout ce que racontent les journaux.

Faites-vous référence au fait que vous soyez la favorite d’Emmanuel Macron ?

Oui.

Avez-vous déjà eu une conversation avec lui sur votre future ?

Non, et le futur reste le futur. En politique, une année peut valoir une décennie. De nouvelles choses arrivent, les coalitions changent. Le Parlement européen pourrait changer énormément avec les nouvelles élections.

En parlant des élections européennes, le parti français La République En Marche et le parti libéral espagnol Ciudadanos se sont lundi mis d’accord pour lancer une nouvelle plateforme rassemblant les forces « progressistes ». Un développement positif ou un risque de diviser la famille libérale ?

Je pense que cette plateforme est bienvenue. Il est important que les électeurs voient que l’enthousiasme pour utiliser notre démocratie européenne afin d’améliorer nos sociétés se retrouve dans différents pays. Je ne vois pas cette démarche comme contraire au travail mené par l’Alliance des démocrates et des libéraux d’Europe (ADLE).

Des membres de ce groupe pourraient néanmoins être incités à rejoindre la plateforme.

La première et plus importante chose à montrer aux électeurs est qu’il importe qu’ils aillent voter. Ce n’est pas une question de groupes, de partis ou de mouvements, mais plutôt d’un grand centre [de partis politiques] travaillant ensemble pour changer notre démocratie européenne. Nous agissons dans une perspective européenne.

Cette plateforme pourrait-elle vous intéresser ou êtes-vous satisfaite en tant que membre de l’ADLE ?

Je ne vote pas pour un label, mais pour une vision, une mission. Les électeurs n’achètent pas une étiquette, ils se rendent compte qu’ils ont besoin de quelqu’un en qui ils puissent avoir confiance pour faire quelque chose de sensé.

Donc seriez-vous ouverte… ?

Tout le monde devrait l’être, mais pour des raisons évidentes je voterai toujours pour mon propre parti.
Par : Jorge Valero | EURACTIV.com

Les nouvelles aventures de la commissaire Margrethe Vestager

« Pourquoi n’avons-nous pas de Google ou d’Apple européens ? » La question un peu bateau fuse du public. Une fesse posée sur un siège de bar, dos au tableau de l’amphithéâtre, Margrethe Vestager ne montre aucun signe d’impatience. Elle se redresse, croise ses mains au niveau du visage, inspire, puis braque ses yeux verts sur l’assistance, clairsemée, mais captivée : « Aux Etats-Unis, quand les start-up se lancent, elles ont d’emblée accès à un marché numérique unifié. Elles passent tout de suite du garage [où leurs fondateurs bidouillent leurs premières applications]au global. » Prise de risque minimale pour la commissaire européenne à la concurrence. Face à ces étudiants du très élitiste Collège d’Europe, l’ENA des futurs fonctionnaires européens, installé à Bruges, la Danoise récite ce lundi 6 mai son catéchisme libéral. « C’est pourquoi, en Europe, nous devons achever un marché commun du numérique et un marché européen des capitaux. »

« Si ma génération et les précédentes ont besoin de quelque chose, c’est que vous montriez l’exemple ! Mais c’est nous qui avons agi trop tard. Nous avons failli. »

Cheveux poivre et sel coupés court, superbe jupe corolle bleu roi et corsage en satin coordonné, elle marque un temps d’arrêt, puis reprend de sa voix ferme et grave. « Mais nous devons nous aussi faire preuve d’un peu de curiosité. Qui, dans la salle, a déjà testé le moteur de recherche français Qwant ? C’est un très bon produit ! Quatre personnes ? Très bien ! Qui a essayé le moteur allemand Cliqz ? Il est très performant et sans publicité ! Et l’application de navigation slovaque Sygic ? Elle est excellente. »

Le 10 mai à Copenhague, un parterre d’ingénieurs est soumis au même questionnaire. Margrethe Vestager est de retour en terre danoise pour quelques jours. Son mari, professeur de mathématiques, est resté vivre à Copenhague. Elle aura peu de temps pour le voir. Son emploi du temps est saturé. Réception à la représentation de la Commission européenne à Copenhague pour la Journée de l’Europe, discours devant une centaine de juges européens réunis en congrès, gala de l’Association des artisans danois, en présence de la reine, où lui sera remis le Prix de la femme de l’année… Partout, elle fait preuve de la même aisance. Y compris quand il lui faut se glisser dans une combinaison de survie noir et jaune, gilet de sauvetage sur les épaules, pour gagner sous la pluie une petite île dans le port de Copenhague, où une centaine de jeunes originaires de vingt-deux pays réfléchissent à l’avenir de l’Europe. Tout sourire depuis l’estrade, elle y parle d’un continent à la croisée des chemins. Et harangue l’assistance : « Si ma génération et les précédentes ont besoin de quelque chose, c’est que vous montriez l’exemple ! Vous sentez le poids de cette responsabilité ? Je sais, on est des durs à cuire. Mais c’est nous qui avons agi trop tard. Nous avons failli. »

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Elle est comme cela « Margrethe », comme l’appellent ses collègues du collège de la Commission à Bruxelles. Un brin langue de bois, prudente, précise. Mais cash aussi, avec des accents de sincérité dans le discours et un fort charisme. « Non, elle n’est pas charismatique, nous coupe un commissaire, manifestement sous le charme. Elle est rayonnante. » Depuis qu’elle a osé tenir tête à l’une des premières capitalisations mondiales, Apple, résister aux pressions du Trésor américain, et imposer une amende colossale de 13 milliards d’euros au géant à la pomme pour aides d’Etat illicites de la part de l’Irlande, en août 2016, sa réputation de femme puissante est acquise à Bruxelles. Elle n’a cessé de la polir, avec trois amendes contre Google, autre mastodonte du numérique américain, pour plus de 8 milliards d’euros au total. Elle s’est aussi attaquée à Facebook, à Starbucks, aux montages fiscaux luxembourgeois, irlandais ou néerlandais. « Margrethe » a même osé s’opposer à Berlin et Paris, en mettant son veto à la méga-fusion Alstom-Siemens, en février.

Une image d’incorruptible

Certes, dans l’Hexagone, cette décision difficile a écorné sa réputation de superstar – la Danoise a été accusée d’empêcher la formation de « champions industriels » européens, et de jouer, par excès de dogmatisme, le jeu de la Chine. Mais à Bruxelles, son attitude a plutôt conforté son image d’incorruptible : appliquer les lois de l’Union au risque de se mettre à dos les deux gouvernements qui comptent le plus ? Il ne faut pas avoir froid aux yeux. A 51 ans, ambitieuse assumée, la fille de pasteurs luthériens espère désormais remplacer Jean-Claude Juncker, à la tête de la Commission en novembre. Elle fait partie du « pool » de candidats mis en orbite par l’ALDE, la formation paneuropéenne regroupant les partis libéraux de l’Union. Margrethe présidente ? « Ça aurait de la gueule », entend-on fréquemment dans la « bulle » bruxelloise. Le symbole de renouveau serait très fort pour l’institution la plus puissante de l’Union, toujours dirigée jusque-là par des mâles blancs européens de l’Ouest.

Qui n’est pas tombé sous le charme de cette grande dame – presque 1 mètre 80 – dans ce quartier européen où tous, femmes et hommes, diplomates et fonctionnaires, se ressemblent un peu : ultra-compétents mais plutôt conformistes ? Car non seulement Margrethe Vestager est une bosseuse impénitente – il faut avoir assisté à ses conférences de presse pour mesurer sa maîtrise des sujets. Mais en plus, elle est capable d’éviter le jargon bruxellois, tout en assumant son côté « girly ». Ongles peints, Tweet pleins de « love », passion pour le tricot… Au Danemark, elle fabriquait des chaussettes qu’elle offrait à ses collaborateurs. A Bruxelles, ce sont des éléphants bariolés. « Ce n’est pas une posture, elle est comme ça », assure la journaliste danoise Elisabet Svane, qui a signé sa biographie.

Qui d’autre, au Berlaymont, le siège de la Commission, vous servirait aussi simplement le café ? « Goûtez aussi ces gâteaux fourrés, je les ai ramenés hier de Slovénie », nous encourageait-elle, en début d’interview, fin février dans son bureau. Cette vaste pièce plutôt chaleureuse, tous les journalistes bruxellois la connaissent : avec les photos de ses trois filles – l’aînée fait des études de médecine en Australie, la deuxième est à l’université en Grande-Bretagne et la benjamine dans un pensionnat au Danemark – ses tableaux colorés, et ce doigt d’honneur en plâtre, qu’elle exhibe à tous ses visiteurs, comme la preuve de sa détermination. Le geste, qui lui était directement adressé, lui a été offert par un syndicaliste danois offusqué par les réformes libérales qu’elle soutenait.

« Quand les humains essaient d’organiser la religion, ça ne réussit pas nécessairement très bien. »

Plus qu’un souvenir, cette sculpture est un symbole de sa carrière hors norme et de cette année 2011 au cours de laquelle Margrethe Vestager s’est révélée à l’occasion des négociations pour former un gouvernement. Dame de fer intransigeante, quand on la présentait comme une technocrate arrogante, « sans talent pour la politique », osait même le grand quotidien danois Politiken, dans un éditorial au vitriol, publié en 2008. De cette époque, racontera-t-elle plus tard à sa biographe, elle se souvient de « ceux qui, alors, évitaient d’être pris en photo avec [elle] ». Tout semblait pourtant lui réussir jusque-là. Aînée de quatre enfants, Margrethe Vestager grandit à Olgod, petite bourgade de 3 000 habitants dans le comté du Vestjylland, à l’ouest du Danemark, où ses parents officient. Dans la maison familiale, ouverte en permanence aux visiteurs, « la mort et la vie pouvaient se croiser le même jour ». Elle ne voit jamais ses parents prier. « Ils vivaient leur foi luthérienne à travers leur engagement communautaire plutôt que dans le prêche. » Elle garde une devise : « Fais confiance à Dieu, mais crains l’Eglise », car souffle-t-elle, « quand les humains essaient d’organiser la religion, ça ne réussit pas nécessairement très bien ».

Présidente du parti Radikale Venstre à 25 ans

En juin 1988, elle vient d’avoir 20 ans, quand elle se présente aux législatives, sous les couleurs du parti social-libéral Radikale Venstre. Une évidence : son arrière-grand-père compte parmi les membres fondateurs en 1905 ; son père est conseiller municipal. L’étudiante en économie n’entre pas au Folketing, le Parlement danois. Mais on la remarque et, un an plus tard, elle intègre la direction du parti, dont elle gravit rapidement les échelons : elle en prend la présidence, un des postes clés, à 25 ans – la plus jeune de l’histoire du parti ; devient ministre des cultes et de l’éducation, à 29 ans – première ministre à accoucher pendant son mandat ; puis, élue chef de file de Radikale Venstre en 2007.

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Rien ne semble pouvoir l’arrêter. C’est sans compter les tensions au sein de la formation, qui perd la moitié de ses sièges au Parlement, aux législatives de décembre 2007. L’autorité de la nouvelle cheffe de file est mise à l’épreuve. Pendant deux ans, la direction du parti bloque toutes ses initiatives. « Sa carrière politique aurait pu se terminer là, mais elle a fait preuve d’une persévérance incomparable », constate l’économiste Klaus Frandsen, un de ses proches. Elle peaufine sa communication. Elle, qui parle en longues phrases, dignes d’un manuel de bureaucratie, sera la première politicienne danoise à tweeter en janvier 2009. Elle aiguise ses arguments, et ne recule plus dans la tourmente.

« Parfois elle gagne, parfois elle perd. Mais au moins, on connaît ses opinions. » Elisabet Svane, journaliste et biographe

Le 2 juin 2008, une voiture piégée s’écrase contre l’ambassade danoise à Islamabad au Pakistan, tuant six personnes. Tout en condamnant l’attaque, Margrethe Vestager critique l’« agressivité » du débat sur les étrangers au Danemark. Libérale en économie, elle l’est tout autant sur le plan des valeurs, opposée aux restrictions sur l’asile mises en place par la droite, avec le soutien des populistes du Parti du peuple danois. Ses propos soulèvent un tollé. « Elle aurait pu faire marche arrière. Elle a décidé de rester sur ses positions et de ne plus jamais reculer face à un conflit, commente la journaliste Elisabet Svane. Parfois elle gagne, parfois elle perd. Mais au moins, on connaît ses opinions et on s’est mis à parler d’elle et de son parti. »

Ce n’est qu’un début. En 2011, la cheffe de file de Radikale Venstre décide de soutenir les réformes lancées par la droite libérale-conservatrice. Suppression de l’allocation de préretraite, réduction par deux de la durée des indemnités chômage… C’est à cette époque qu’un syndicaliste lui offre le doigt d’honneur. La gauche promet de ne plus jamais gouverner avec son parti. Mauvais calcul. A l’issue des législatives de septembre 2011, Radikale Venstre obtient 9,5 % des voix – son meilleur score depuis 1973. Certes, moins que les sociaux-démocrates (24,9 %) et à peine plus que le Parti populaire socialiste (9,2 %). Mais suffisamment pour jouer les arbitres au Parlement. Margrethe Vestager va alors disputer la partie de sa vie. Déterminée, elle ne cède sur rien. Claque même la porte des négociations, qui se tiennent dans un grand hôtel de Copenhague, obligeant ses interlocuteurs à venir la chercher. Un peu comme si la réalité rattrapait la fiction.

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Un an plus tôt, Adam Price, le showrunner de la série Borgen, l’a rencontrée pour nourrir le personnage de Birgitte Nyborg, leader centriste, devenue première ministre. Margrethe Vestager n’obtient pas la direction du gouvernement, décrochée par la sociale-démocrate Helle Thorning-Schmidt. Mais le 3 octobre 2011, quand elle arrive à Christianborg à vélo pour prendre ses fonctions de ministre de l’économie, après avoir dicté le programme de la coalition gouvernementale, personne ne se fait d’illusion sur l’équilibre des forces en présence. Pendant trois ans, elle arrive systématiquement en tête du classement des personnalités les plus puissantes du royaume, coiffant Helle Thorning-Schmidt au poteau. En 2014, quand la première ministre décide de l’envoyer à Bruxelles, rompant la tradition qui voulait qu’elle nomme une personnalité de son propre parti, le geste est vu comme une façon de se débarrasser de cette ministre devenue trop encombrante.

« Au Danemark, on est allergique aux superstars. » Carsten Jensen, écrivain

Cinq ans plus tard, Margrethe Vestager espère que ce sera « toujours une motivation » pour la renouveler dans ses fonctions. Car jusqu’à présent, son désir de rester à Bruxelles a été accueilli « très tièdement » dans son pays, constatait-elle, le 10 mai. La situation exaspère d’ailleurs les plus proeuropéens des Danois, qui ne comprennent pas que le pays ne fasse pas bloc derrière elle, alors que jamais une personnalité originaire du royaume de 5,7 millions d’habitants n’avait obtenu un tel statut sur la scène européenne. Pourtant, aucun des leaders politiques danois n’a pour le moment soutenu sa nomination à la tête de la Commission. « Au Danemark, on est allergique aux superstars », raille l’écrivain Carsten Jensen. C’est la fameuse loi de Jante, un code de conduite scandinave, résume le directeur d’un think tank proeuropéen : « Quand vous tombez, on vous aide à vous relever, mais si vous commencez à vous élever, on vous ramène sur terre. »

A Bruxelles, la stratégie d’ALDE ne l’aide pas. Elle n’est pas la seule candidate du parti pour le remplacement de Jean-Claude Juncker, qui a préféré constituer une « Team Europe » de six autres ambitieux, dont le Belge Guy Verhofstadt ou l’Italienne Emma Bonino. Qui, au final, aura le plus de chance de décrocher la présidence de la Commission ? Mystère. Sans compter qu’ALDE dissimule d’autres candidats à très fort potentiel : Charles Michel, le premier ministre belge, et Mark Rutte, le premier ministre néerlandais…

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La Danoise pourra-t-elle compter sur le soutien indispensable d’Emmanuel Macron, après le veto sur la fusion Alstom-Siemens ? « Quel que soit le poste que vous convoitez, vous devez vous acquitter de votre tâche présente de la manière dont elle doit l’être » nous assure-t-elle posément, quand on lui demande si cette décision difficile risque de lui barrer la route du pouvoir. « Emmanuel Macron apprécie sa modernité, et elle appartient à une famille politique proche de la sienne », croit savoir une source bruxelloise haut placée. Vestager risque cependant d’être en concurrence, pour le plus haut poste de l’Union, avec un autre très bon candidat, hexagonal qui plus est : Michel Barnier. En attendant, elle assure qu’elle n’a pas pris la grosse tête, qu’elle est consciente d’« occuper à crédit une position avec énormément de pouvoir » et que tout peut s’arrêter un jour : « Alors je serai heureuse de revenir à Copenhague vivre avec mon mari. » On a pourtant du mal à l’imaginer se contenter de tricoter ses éléphants et ses chaussettes au coin du feu.

Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen) et Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)

 28 juin 2018