Lectures
Le Destin de l’Europe, un livre remarquable sur notre Union Européenne

Le Destin de l’Europe, un livre remarquable sur notre Union Européenne


L’essai du politiste bulgare, Ivan Krastev intitulé « Le Destin de l’Europe » (en anglais, « After Europe »), traite les crises contemporaines européennes avec un regard d’Européen de l’Est. Cette réflexion est utile à tous ceux qui souhaitent une Europe plus démocratique.

« Le Destin de l’Europe », d’Ivan Krastev
(Premier Parallèle ed., trad. Frdéric JOLY, 156 pages)
Lien Amazon

Un spécialiste Est-européen des questions européennes

L’auteur, tout d’abord : politologue bulgare, né en 1965, a fondé et dirige le Center for Libéral Strategies à Sofia. Il est membre fondateur du Conseil européen des relations internationales et a été Directeur exécutif de la Commission internationale pour les Balkans. Ivan Krastev est l’auteur de plusieurs ouvrages depuis 2004, notamment sur l’Europe, et écrit régulièrement des chroniques dans le New York Times. Par conséquent, il est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes du monde postsoviétiques et des questions européennes. Un essai sur l’Europe sous un prisme différent

Ensuite, son point de vue d’Européen de l’Est, marqué par sa jeunesse dans un empire soviétique privateur de liberté, donne toute l’originalité à son ouvrage. Ainsi, les exemples cités – de la chute de l’Empire austro-hongrois à la Crimée – nous éclairent avec un prisme différent des ouvrages consacrés à l’Europe rédigés par des Français, Belges ou Italiens. Ici, sa réflexion est portée sur des problématiques européennes contemporaines connues, tels la crise des réfugiés, le Brexit, la crise grecque, mais aussi sur des sujets davantage « Est-européen » comme le la fuite des cerveaux de pays de l’Est, à l’origine d’une stagnation des procédés démocratiques dans ces pays ; ou l’explication des succès électoraux des modèles démocratiques illibéraux et réactionnaires de la Hongrie et de la Pologne. « La crise des réfugiés : le 11 septembre de l’Europe »

Un passage conséquent est consacré à la crise des réfugiés, qu’il décrit comme « le 11 septembre de l’Europe ». [1] Cela est à l’origine d’un changement total de notre modèle selon l’auteur puisque notre « modèle européen universaliste » basé au départ, sur les droits de l’Homme, devient un modèle où les frontières se ferment mettant en avant un « clash des solidarités ». Ce passage répond à la question suivante : comment se fait-il que des « citoyens d’Europe Centrale, qui furent jadis politiquement opprimés, aient à ce point tourné le dos aux valeurs fondamentales de l’Union européenne » et « montrent si peu d’empathie aux souffrances d’autrui » ? L’auteur décrit ainsi avec justesse la montée en puissance des partis réactionnaires dans certains pays d’Europe centrale et orientale. Le spectre du populisme

L’auteur pointe avec précision « le tournant populiste » des pays européens. Malgré les différences, il indique que des similitudes peuvent être relevées d’un pays à l’autre. Il écrit que « les nouvelles majorités populistes perçoivent les élections comme une occasion non pas de choisir entre différentes options politiques, mais de se révolter contre des majorités privilégiées – dans le cas de l’Europe, de se révolter contre les élites, mais aussi contre un » autre « collectif clé : les migrants ». Ensuite, il explique que la démocratie libérale qui défend le droit de la majorité politique à gouverner et aussi le droit des minorités « n’accorde jamais à ceux qui ont gagné les élections une victoire pleine, entière et définitive ». Par conséquent, il souligne que « le paradoxe de la démocratie libérale, c’est que les citoyens sont plus libres, mais qu’ils se sentent aussi impuissants » et « que les partis populistes promettent des victoires dénuées de toute ambiguïté ». A cela, il oppose la nouvelle présidence française qui « a spectaculairement changé l’état d’esprit en Europe », mais « il n’en a encore en rien résolu les problèmes auxquels l’Union est actuellement confrontée ». Une lecture inspirant la réflexion sur notre continent

Le livre, composé de 3 chapitres, « Nous, les Européens » ; « Eux, les gens » et « Conclusion, » Perhapsburg « , est dense. Sa lecture oblige parfois à des pauses de réflexion afin d’appréhender le mieux possible des concepts nouveaux. Par exemple, ces 154 pages permettent de » comprendre la crise que traverse l’Europe ” (Timothy Snyder), mais apportent néanmoins des réponses nouvelles pour y faire face.

L’essai traitant les différentes crises contemporaines conclut par le fait que ces évènements communs à tout le continent « contribue[nt], bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles, à consolider le sentiment que les Européens sont tous parties prenantes de la même communauté politique ». Qu’ainsi, « en apportant des réponses à la crise de l’euro et à la menace terroriste grandissante, l’Europe poursuit plus que jamais son processus d’intégration, du moins en matières économique et sécuritaire ».

[1] En savoir plus

À propos du « Destin de l’Europe » d’Ivan Krastev
Le politiste Ivan Krastev craint une désintégration de l’Union européenne. Dans un essai pétri de références académiques mais aussi culturelles, il fait de la crise migratoire une pièce centrale d’un processus déjà enclenché.

À en croire le journaliste du Monde[1] ayant chroniqué Le destin de l’Europe du politiste bulgare Ivan Krastev, nous aurions affaire à « la meilleure analyse publiée à ce jour sur l’état actuel de l’Europe ». Tout en ayant apprécié l’ouvrage, je ne peux pas dire que je partage pleinement cet enthousiasme. Non pas que l’essai soit désagréable à lire. Au contraire : l’argumentation de Krastev, nourrie de travaux académiques et d’une connaissance intime des pays orientaux de l’Union européenne (UE), est agrémentée de références littéraires et cinématographiques qui la rendent moins aride et fournissent leur lot d’images frappantes pour l’esprit. L’ensemble se présente ainsi comme une suite de réflexions stimulantes et élégamment enchaînées, qui n’équivalent cependant pas à une démonstration méthodique. Or, celle-ci serait nécessaire pour que l’on suive l’auteur jusqu’au bout dans le primat insistant qu’il donne à la crise migratoire pour interpréter le malaise européen (il lui attribue un « caractère central et décisif »), passant un peu vite sur la déclinaison continentale de la crise économique globale, ou même d’autres enjeux géopolitiques (rapport aux Etats-Unis, à la Russie, aux puissances émergentes…). L’intérêt du livre de Krastev, bien réel, réside dans le fait qu’il donne de cette crise migratoire une interprétation « décalée » par rapport aux points de vue auxquels nous sommes accoutumés en France.

Pour cet intellectuel originaire d’Europe de l’Est, l’UE est menacée d’un processus de désintégration, comme en son temps l’empire multiethnique des Habsbourg, ou plus près de nous le bloc soviétique. Il avoue craindre la fin quasi-accidentelle – explicable par des facteurs multiples, mais soudaine et non intentionnelle dans son accomplissement – d’une construction institutionnelle certes artificielle, mais dont il craint que l’effondrement n’entraîne celui des « démocraties libérales à la périphérie de l’Europe ». Délibérément modeste dans ses espérances politiques, il se contenterait d’un futur où seraient encore possibles des voyages libres à travers le continent, des élections pluralistes et le fonctionnement d’une justice protectrice des droits de l’homme.

Autoritarisme et prime aux élites « du coin »

Si ce futur est incertain, c’est en raison de la « panique morale » qui s’est emparée des peuples européens face à la fameuse crise migratoire. À ces craintes liées au multiculturalisme et à la violence islamiste, s’ajouterait celle d’une fin inéluctable du travail humain en raison de la robotisation. « Dystopie démographique » et « dystopie technologique » alimenteraient une même « demande de gouvernement autoritaire ». Plus que les phénomènes migratoire et technologique en tant que tels, c’est l’absence présumée de contrôle sur ces derniers qui susciterait un tel réflexe. Cette explication, de type psychosocial, est cohérente avec ce qu’on sait de la sociologie des droites populistes contemporaines. Leur offre politique, résume Krastev, consiste à assurer « le primat aux préjugés de la majorité », en attisant le sentiment obsidional de cette dernière.

Or, un régime démocratique ne se définit pas seulement par une règle de décision (celui ou celle qui a recueilli le plus de suffrages l’emporte), mais aussi par sa protection juridique des individus et des minorités. C’est la composante nécessairement libérale de la démocratie qui est mise en cause, comme l’illustrent les dernières initiatives des dirigeants polonais ou hongrois. Autoritaire, la droite radicale qui prospère sous différents visages n’est toutefois pas révolutionnaire, comme avait pu l’être le fascisme. C’est ce que nous rappelle incidemment Krastev, lorsqu’il précise que la prétention de « rendre le pouvoir aux gens » ne s’accompagne nullement du « moindre projet commun, [ce qui] convient à merveille à des sociétés dont les citoyens sont avant tout des consommateurs ».

Plus loin, l’auteur tente de cerner la (relative) confiance populaire accordée à ces populistes de droite, et la nature du sentiment anti-élites sur lequel ils prospèrent. Selon lui, les élites actuelles seraient rejetées en raison de leur caractère « méritocratique », dans la mesure où leurs compétences s’avèrent « convertibles » au-delà du champ national, et dans d’autres sphères que la politique. Contrairement aux aristocrates des anciens régimes ou même aux dirigeants communistes de l’ex-bloc soviétique, les élites actuelles ont la capacité d’échapper aux conséquences de leur gestion et aux crises domestiques, par leur mobilité potentielle au sein de réseaux internationaux, dans lesquels ils ne se retrouvent pas en exil, mais continuent différemment d’exercer du pouvoir (Commission européenne, multinationales…).

« Les chefs insurgés d’aujourd’hui », explique Krastev, « ne promettent pas de sauver le peuple, mais de rester à ses côtés ». L’intuition est fondamentale et aurait mérité d’être creusée. Les démocraties consolidées ont en effet vu le jour dans des formations sociales hégémonisées par des élites centralisatrices et bourgeoises, qui ont dû coopter ou négocier avec des contre-élites représentantes des périphéries et des classes subalternes. Dans la phase de mondialisation postfordiste et néolibérale expérimentée depuis les années 1980, l’arène stato-nationale de ces conflits et de ces compromis a été bouleversée, sans qu’une arène identique ait vu le jour à un niveau supérieur. Les phénomènes politiques induits par cet état de fait dépassent sans doute le développement de droites radicales populistes. La résurgence des nationalismes périphériques ou les mutations récentes de la gauche radicale, que ne mentionne guère l’auteur, peuvent aussi trouver leur place dans cette grille interprétative.

Comprendre le succès des « nativistes » en Europe centrale et orientale

L’apport plus particulier de Krastev dans cet ouvrage, on l’a dit, réside dans son explication de la divergence Est/Ouest qui s’est manifestée à propos des réfugiés du Proche et Moyen-Orient. S’il ne faut pas exagérer cette différence, on sait que le degré de libéralisme culturel a tout de même tendance à décliner au fur et à mesure que l’on progresse vers les confins sud-orientaux de l’UE, d’où un rapport globalement plus hostile aux « valeurs cosmopolites ». Pour le politiste, les raisons sont à rechercher « dans l’Histoire et la démographie, ainsi que dans les paradoxes indémêlables de la transition postcommuniste ».

Ivan Krastev

En bon connaisseur de la région, il cite la conjugaison entre une tradition centralisatrice et un fondement culturel des identités nationales, un sentiment de trahison vis-à-vis des promesses de l’intégration européenne, un cynisme généralisé hérité de la période soviétique, l’absence de culpabilité due à l’absence de passé colonial, et – last but not least – la peur de disparaître nourrie par l’émigration et la faible fécondité. Revenant sur l’échec de l’intégration des Roms, il y voit un prétexte commode pour ceux qui postulent l’impossibilité des PECO de se confronter à l’altérité.

Pour Krastev, la crise migratoire constitue la preuve ultime de la supériorité de l’analyse d’un auteur oublié, Ken Jowitt. Contrairement à Fukuyama qui estimait que l’effondrement du bloc soviétique annonçait le triomphe de la démocratie libérale, Jowitt voyait plutôt poindre « un nouveau désordre mondial », dans lequel les identités et les frontières redeviendraient conflictuelles, sans forcément recéler la force de mobilisation nécessaire à des conflits militaires graves. Selon cette vision, le pire pourrait être évitable, mais pas les attaques contre l’universalisme.

À cet égard, la position de Krastev n’est pas très claire. S’il semble regretter que l’UE veuille « attirer les touristes et rejeter les réfugiés », il insiste sur la contradiction du libéralisme, prétendant assurer des droits universels dans un monde de « sociétés inégalement libres et prospères ». Son appel à la souplesse et aux compromis au sein de l’UE apparaît bien vain et décevant après la noirceur du diagnostic. S’il prétend accorder « pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté », aucune piste sérieuse ne donne corps au second, comme si l’auteur se refusait de croire à l’absence de solution, sans en fournir aucune.

Peut-être parce que contrairement à sa prémisse de départ très camusienne, selon laquelle il faudrait surtout empêcher qu’un monde ne se « défasse », le cœur libéral des démocraties contemporaines ne pourrait être sauvé que par des transformations radicales, voire révolutionnaires de l’ordre sociopolitique.

7 nov. 2017 Blog : Gauches, etc

Par Fabien Escalona

[1]L’Europe en route vers l’abîme

in Le Monde(10.10.2017 Par Frédéric Lemaître)

Le livre. « Ivan qui ? » Considéré comme l’un des intellectuels européens les plus influents par les Anglo-Saxons et les Allemands, le politologue bulgare Ivan Krastev est encore largement inconnu en France. On ne peut donc que conseiller aux Français de combler cette lacune en se précipitant sur son dernier essai, Le Destin de l’Europe (éditions Premier Parallèle).

En 156 pages tout aussi denses que limpides, Ivan Krastev dresse la meilleure analyse publiée ce jour sur l’état actuel de l’Europe, deux ans après l’arrivée massive de réfugiés. Car c’est bien ce phénomène et non la crise institutionnelle de la zone euro qui, pour l’auteur, constitue la principale menace que doit affronter le Vieux Continent. Il y a urgence.

Le sous-titre du livre, Une sensation de déjà-vu, tout comme le jeu de mots qui conclut l’ouvrage – perhapsburg – montrent que pour cet intellectuel qui vit entre Sofia et Vienne, l’Union européenne pourrait connaître le même destin funeste que l’empire des Habsbourg. Crise des réfugiés

« Je crois que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles et je crains qu’il condamne le continent au désarroi et à un rôle insignifiant à l’échelle du globe. (…) Un tel processus pourrait provoquer l’effondrement des démocraties libérales de la périphérie de l’Europe et conduire à celui de plusieurs Etats membres actuels », pronostique cet intellectuel dont le pessimisme est aussi sombre que l’esprit lumineux.

Dans cette course vers l’abîme du train européen, la crise des réfugiés joue donc un rôle majeur. Pour Krastev, les réfugiés sont les révolutionnaires du XXIe siècle, des damnés de la terre qui, en raison de la mondialisation, changent de pays à défaut de pouvoir changer de gouvernement. Une décision rationnelle.

Comme l’avait prédit Raymond Aron, « l’inégalité entre les peuples prend le sens qu’avait jadis l’inégalité… En savoir plus