Elles ont les mêmes yeux gris vert. Echangent des regards complices. Finissent les phrases l’une de l’autre. Anuna De Wever, 17 ans, et Kyra Gantois, 20 ans, forment un duo. On ne leur enlèvera pas ça. Pourtant, les deux jeunes Flamandes, figures du mouvement de la jeunesse pour le climat en Belgique, paraissent aussi différentes que leur entente est solide.

Anuna, quelques centimètres de plus, un court carré brun peigné en arrière, assène ses réponses avec l’assurance d’un Fillon se défendant en direct pendant la présidentielle. On pourrait la secouer tant qu’on veut, impossible de la déraciner de ses convictions. A ses côtés, la stature plus courbée, le regard presque absent (elle était malade lors de notre rencontre), Kyra s’éclaire, comme ses fins cheveux blonds, quand on lui parle de ses motivations. «J’ai envie de devenir une activiste, d’en faire mon métier. J’ai besoin d’être utile à la société.» Fan de Leonardo DiCaprio, celle qui arbore un récent anneau doré à la narine droite, maîtrise moins bien l’anglais mais mène de front ce combat pour le climat, ses études en communication et s’apprête à commencer un boulot de serveuse dans un «bar écologique», à Anvers, où elle vit avec sa grand-mère. Leur flegme prouve qu’elles sont rodées aux interviews. Presque blasées.

Pourtant, il y a à peine six mois, elles n’étaient qu’une lycéenne et une étudiante assises dans leur cuisine à regarder des vidéos de Greta Thunberg, l’adolescente suédoise, égérie des jeunes luttant pour la préservation de l’environnement. Entre-temps, 65 000 personnes ont défilé à Bruxelles pour demander que le climat devienne (enfin) une priorité. Kyra et Anuna voient ensuite, choquées, une des ministres belges du climat, qui a participé à la marche, s’envoler en jet privé vers la COP 24, en Pologne. Et refuser de se rallier à une coalition internationale ambitieuse, posture pourtant plus symbolique qu’autre chose. «Ça a été le déclic.»

La révolte gronde au sein du duo. Elles créent un événement Facebook. Leur vidéo devient vite virale. 3 000 personnes, 12 500, 35 000, puis 75 000 en un mois. Les rangs de leur marche, qui se déroule le jeudi, grossissent. Les médias s’emparent du sujet. Les politiques aussi. Prochaine étape, ce vendredi 24 mai, deux jours avant la fin du scrutin européen et l’élection générale dans le pays (lire pages 10-11), où elles espèrent rassembler des participants venus de toute l’Europe.

Comme un geste de désespérées, les deux jeunes femmes, «issues d’une classe privilégiée», marchent. Pourtant, elles l’admettent facilement : la politique, elles n’y croient plus. Ce n’est pas faute d’avoir été reçues par plusieurs ministres et chefs d’Etats dans les derniers mois. «Vous avez rencontré Emmanuel Macron deux fois. Ça vous a inspiré quoi ?» Leur réponse : un froncement de sourcils, une moue d’Anuna et un : «De la déception, surtout.» Kyra reprend : «Je déteste le fait que, à 17 et 20 ans, nous ayons à conseiller à nos dirigeants de rencontrer plus de scientifiques, de se renseigner sur la réalité de la situation et à leur donner les solutions pour agir. Nous devons aussi aller à l’école. Ce n’est pas notre rôle !» Avant que la tornade médiatique ne les aspire, Anuna se rêvait femme politique. «De l’extérieur, j’avais l’impression que le système fonctionnait. Mais après avoir visité le Parlement, la Commission, les Chambres, je réalise que le système est contre-productif. Qu’il est inadéquat pour faire face à la crise climatique. Tous ces politiques qui passent leur temps à s’insulter par meetings interposés agissent vraiment comme des petits enfants.»

Malgré cela, l’adolescente compte bien déposer son bulletin dans l’urne dimanche. Enfin, ce sera son acolyte qui le fera à sa place. Anuna n’est pas encore majeure. «Au départ, je voulais voter blanc parce que je déteste vraiment le système, se justifie la plus âgée. Cette décision a beaucoup énervé Anuna [grincements de dents sur la chaise voisine] donc je vote pour qui elle veut.» On ne saura pas quel nom figurera sur le bulletin, le duo veut rester «neutre». Ce sera «le parti qui va faire le plus pour l’environnement».

Les deux Flamandes ne se connaissaient que depuis un an avant de lancer le mouvement Youth For Climate dans leur pays. Leur premier contact ? Un message envoyé par Kyra à sa future amie sur Facebook, lors d’une conférence organisée dans leur lycée. Une entente apparemment fusionnelle car, comme elles le confessent d’un seul rire : «On a passé beaucoup de temps ensemble depuis !» Au point d’écrire un pamphlet virulent contre le monde politique. Poing levé en tête de cortège, elles sont devenues les symboles vivants d’une génération marquée par la destruction de l’environnement par l’homme, et pour qui l’engagement est plus qu’un choix, une évidence. «Quand j’avais 9 ans, je me rappelle être allée chanter dans ma mairie pour la défense du climat, se remémore la lycéenne. J’ai grandi avec ces préoccupations.» Les deux femmes admettent avoir vu leur vision du monde évoluer. «Je suis devenue allergique au plastique, raconte Anuna. Quand tu commences à faire attention à tous les emballages qu’on utilise, aux voitures qui s’alignent et polluent dans les rues, cela rend malade.» Sa copine est devenue, elle, obsédée par les déchets. «Quand j’en vois un par terre, c’est physique, je dois le ramasser.» Ce qui les pousse à continuer ? La peur, tout simplement. Peur d’un avenir incertain qui pourrait ne jamais exister. Peur de voir d’autres êtres humains mourir, des espèces végétales et animales disparaître, et de se dire qu’elles n’ont pas tout tenté pour l’en empêcher.

Une tâche plus grande qu’elles qui les laisse épuisées. «On est souvent malades depuis qu’on a commencé. On ne dort pas beaucoup, parfois nous n’avons pas le temps de manger parce que notre emploi du temps est très chargé.» Pas le temps de voir leurs amis, en dehors des marches et conférences qu’elles réalisent. Pas le temps d’avoir des rencards, affirment-elles. Kyra arrive tout de même à profiter de sa copine qui la conduit aux marches, comme elle l’affiche sur Instagram. Presque pas le temps non plus d’aller à l’école. «Je rate beaucoup de cours, mais j’ai des bonnes notes, assure Anuna. Faut juste que je réussisse mon examen de fin d’année.» Après, direction l’université à Bruxelles. Un appart en colocation. Des études en sciences politiques. Anuna ne compte pas perdre en chemin ses rêves de grandeur. Quand on lui demande ce qu’elle veut faire plus tard, elle assène un modeste : secrétaire générale des Nations unies. «Je serai la première femme, en plus.»